Une technique inouïe

« Ce second Liszt »

« Son jeu est incomparable, original, unique », lit-on dans la presse lausannoise à l'issue d'un concert donné par Paderewski le 21 décembre 1889, dédié à Saint-Saëns, Liszt et Chopin. « Il obtient, avec l'aide des deux pédales, des effets inconnus jusqu'alors; il manie avec une sûreté et une habileté inouïes toute l'échelle des sons, du toucher et de l'expression que l'instrument est capable de rendre. Dans les fortissimi, il rivalise avec l'orchestre tout entier; on dirait le tonnerre; et immédiatement après il passe au piano et au pianissimo avec une habileté surprenante. »

L'émotion à la limite de l'exagération

« Le matin, après le petit déjeuner, je m’installais avec un bon livre dans le hall, tout en écoutant le maître étudier dans sa chambre, à l’étage au-dessus. Il travaillait les Variations sur un thème de Haendel de Brahms, répétant lentement certains passages difficiles, une centaine de fois. Je remarquai que son jeu était fortement handicapé par des défauts techniques, surtout dans l’articulation des doigts – ce qui déséquilibrait son sens du rythme. De temps à autre, il m’enchantait d’une phrase merveilleusement jouée ou d’une sonorité qui allait même parfois jusqu’à être émouvante; mais il me décourageait un peu par son rubato exagéré et ses fréquents accords arpégés. » Extrait du premier tome « Les jours de ma jeunesse » de l'autobiographie en trois volumes du pianiste Arthur Rubinstein (Paris, Robert Laffont, 1973).

Pionnier de l'enregistrement

Les débuts de l'enregistrement: en 1911 déjà, le producteur « La Voix de son Maître » (ancêtre d'EMI) mobilise tous les ressorts de la communication moderne pour vendre les premières cires de son écurie de virtuoses. Grâce à ces microsillons – qui s'ajoutent aux rouleaux Welte-Mignon pionniers –, on conserve une idée assez précise de ce qu'était le jeu de Paderewski.

Virtuose nomade

Dans le sillage des « broyeurs d'ivoire » du 19e siècle, Ignace Paderewski vit l'extase des superlatifs, mais expérimente aussi l'extrême limite de la résistance humaine.

« Le plus grand pianiste du monde »

« Suis terriblement surmené », écrit-il de Paris le 3 mars 1890 à son amie Irène Löwenberg. « Les concerts que j'ai jusqu'à présent donnés m'ont été assez favorables. Dans deux jours, je commencerai la campagne parisienne. Peur, émotion, inquiétude et tous les désagréments de cette terrible carrière artistique me font passer des nuits blanches. Mais c'est inévitable. »

Adulation

Les témoignages sur les concerts de Paderewski sont légion. Enthousiastes pour la plupart, certains virent à la dithyrambe... au point d'en devenir presque comiques!

« Le Siegfried polonais »

« Paderewski au piano nous apparaît tel que les sages antiques souhaitaient le poète ou l'artiste: possédé d'un dieu », écrit Félicien Grétry dans la revue parisienne Musica, le 7 juillet 1907. « Ce qui demeure incomparable, c'est son interprétation de Chopin. Il semble que c'est l'âme même de la Pologne, qui chante au piano quand Paderewski y ressuscite Chopin. Ces nocturnes où le sentiment blessé s'alanguit, ces polonaises où se soulève parfois la plus légitime des révoltes, cette musique suscitée des fibres même du cœur, Paderewski en est comme le héros apostolique, je pourrais dire le Siegfried. »

Chopin

En 1932, le Tout-Paris célèbre le centenaire de l'arrivée de Frédéric Chopin dans la cité. Le 25 juin, en ambassadeur tout désigné de sa musique, Ignace Paderewski donne un récital grandiose au Théâtre des Champs-Elysées en présence du président de la République et de la reine Elisabeth de Belgique. Son ami Gustave Doret est dans la salle, subjugué. Il livre ses impressions le 29 juin dans les colonnes de la Gazette de Lausanne.

Dans les pas du génie à Paris

« J'ai toujours considéré comme inconscients ceux qui cherchent à expliquer la virtuosité et les interprétations de Paderewski. Il n'y a rien à expliquer. On subit – comme hier – une joie intime absolue. Il n'y a ici ni piano ni pianiste. La musique seule règne dans sa plus haute expression de beauté, de perfection, de sensibilité subtile sans que jamais la moindre mièvrerie ne vienne ternir l'extraordinaire délicatesse de l'exécution, ni que la brutalité intervienne en lieu de la puissance: cette puissance réelle que seul Paderewski possède aujourd'hui au clavier. »

À la conquête de l'Ouest

Après un début de carrière fulgurant en Europe, l'Amérique constituait l'étape suivante « logique »... pour ses imprésarios tout du moins. New York découvre Ignace Paderewski le 17 novembre 1891 à la faveur d'un concert organisé par la maison Steinway & Sons, qui organise dans la foulée une tournée géante de huitante dates à travers tout le pays. Si le succès est rapidement au rendez-vous, le choc est immense pour l'artiste, qui doit puiser dans ses ultimes réserves pour ne pas défaillir sous la pression.

Gentleman farmer

Le déracinement amplifie sans doute l'attachement à la terre. Il y a toujours eu du gentleman farmer chez Ignace Paderewski, qui n'aime rien tant que se reposer dans un havre de paix et de nature entre les harassantes tournées de concerts. C'est dans cette optique qu'il acquiert Riond-Bosson près de Morges, mais également plusieurs ranchs près de Paso Robles en Californie, où il cultive entre autres les amandes et le raisin. Il est en outre copropriétaire de terres au Brésil, dans le faubourg Santa Anna de São Paolo, à une époque où la cité n'était pas encore mégapole…