Un héritage à redécouvrir
Certaines de ses partitions pour piano ont beau avoir été vendues à plusieurs millions d'exemplaires, l'héritage créatif de Paderewski demeure en deçà de son legs de virtuose, ne serait-ce qu'en terme quantitatif – cet héritage de jeunesse vaut néanmoins pleinement la peine d'être redécouvert.
« Je souffle dans de vieilles cendres »
« Je me suis un peu remis au travail », écrit Ignace Paderewski à son amie Irène Löwenberg le 16 octobre 1905. « Il y avait dans mes paperasses un thème grave, austère, vieux de vingt ans, armé de presque autant de bémols et dans mon cerveau il y a encore quelques souvenirs de jeunesse... Avec cela, je me suis mis à faire des variations. Je souffle dans de vieilles cendres. Il y aura encore du feu, il me semble. »
Menuet millionnaire
Première des six Humoresques de concert op. 14, le Menuet est sans doute la page la plus célèbre de Paderewski avec sa Symphonie « Polonia », son Concerto pour piano en la mineur et son opéra Manru. Ecrite en 1887, la partition a été vendue de son vivant à des millions d'exemplaires, enregistrée par les pianistes les plus célèbres (dont Rachmaninov et Paderewski lui-même) et transcrite pour plusieurs instruments (dont le violon par Fritz Kreisler et le violoncelle par Gaspar Cassadó).
« The Long-Promised Minuet by Paderewski »
Il était un temps où les magazines féminins passaient commande aux musiciens en vogue... A l'image du The Ladies' Home Journal qui annonce en septembre 1896 la parution exclusive dans son édition d'octobre d'un nouveau Menuet – « moderne » celui-ci! –, espérant rééditer le succès immense (7 millions de partitions vendues rien qu'aux Etats-Unis!) qu'avait connu le Menuet à l'antique composé en 1893 (dont nous admirons ici la première édition).
Le discours sur Chopin
C'est l'un des discours phares d'Ignace Paderewski, véritable « profession de foi de l'artiste et du penseur » (Henryk Opienski). Il a été prononcé lors d'un Festival Chopin organisé à Lwów, capitale de la Galicie, à l'automne 1910.
« Nulle nation au monde ne peut se prévaloir d'une richesse de sentiments et d'états d'âme comparable à la nôtre. Dieu n'a pas compté les cordes qu'il a tendues à notre harpe, il n'en a pas mesuré les sons. Nous avons la noble tendresse de l'amour et la rude vigueur de l'action, et le souffle tempétueux du lyrisme et la valeur de la chevalerie. Nous avons la douce langueur de la vierge, la pondération de l'homme mûr, la tragique tristesse du vieillard, la légère gaîté du jeune homme. C'est peut-être en cela que se trouve notre charme séducteur, mais c'est en cela peut-être qu'est notre grand défaut. [...] Des grands hommes à qui la Providence confia le soin de révéler l'âme polonaise, aucun n'y sut rendre cette arythmie avec plus de force que Chopin. La musique, sa musique, seule, pouvait rendre cette âme houleuse qui tantôt déborde et va battre les rivages de l'infini, tantôt se replie, soumise jusqu'à l'héroïsme. »
Bach contre Wagner « l'attila de la musique »
Aujourd'hui considérée comme le sommet absolu de l'art musical, l'œuvre de Jean-Sébastien Bach n'a pas toujours vécu dans la lumière. C'est dans cette perspective qu'il faut appréhender les travaux de pionnier réalisés par le Vaudois William Cart, qui avec la parution en 1884 chez Fischbacher à Paris de son Etude sur Jean-Sébastien Bach offre une forme de renaissance au cantor de Saint-Thomas. Le jeune Paderewski s'en réjouit et il le dit au musicographe dans une lettre qu'il lui adresse d'Utrecht le 21 mars 1890.
« [En Allemagne], il y a encore de la place pour tout, tandis qu'en France le Tamerlan, l'Attila de la musique – Wagner a tout envahi. On ne fait et on ne lit que des brochures sur l'auteur de Lohengrin. Quand je pense quel mal énorme cet homme a fait à la musique pure; quand je vois quelle quantité de têtes il a tournées, quel dilettantisme impertinent, insolent il a créé et encourage encore – quand je vois tous ses torts, je lui en veux de toutes mes raisons. Vive Bach – cher Monsieur Car – vive Jean-Sébastien et sa science surhumaine et son inconscience divine! »
Le témoignage de l'ami Opienski
Exilé polonais, Henryk Opienski (1870-1942) partage avec Paderewski son attachement pour Morges et sa région – qui le lui rendra bien puisqu'une rue porte aujourd'hui son nom à l'instar du pianiste. Il est l'un des premiers à s'intéresser à sa « légende » et signe en 1928 aux Editions Spes à Lausanne une biographie qui fait toujours figure de référence. En musicien, il offre au lecteur un regard très fin sur sa musique.
« [...] ce pianiste compositeur ne recherche jamais les effets de virtuosité, même dans ses premières œuvres; son unique soin est de faire chanter le piano, d'en faire sortir une ligne mélodique à la sonorité large et profonde, telle qu'elle semble être née dans son âme, encore que le choix des harmonies soit toujours exempt de banalité. [...] Ce que l'on pourrait appeler la palette harmonique de Paderewski, est d'une richesse qui le place au premier rang parmi ses contemporains de la fin du 19e siècle. C'est à lui que l'on doit la rénovation du coloris, dans le style musical de son pays à cette époque, car il fut alors un véritable révélateur de l'harmonie moderne. »
« Comme un violon de village chante, pleure et fait danser »
Dans son édition du 14 novembre 1941, le Journal de Morges publie l'allocution prononcée par le Prof. Z. de Gawronski lors du concert d'adieu à Henryk Sienkiewicz donné à Morges par son ami Paderewski, peu après la disparition de l'écrivain et Prix Nobel polonais en 1916.
« Nous avons beau comparer l'œuvre musicale d'Ignace Paderewski à celle des autres compositeurs. Nous trouverons que tout ce qu'il donne provient d'un esprit créateur qui puise ses inspirations dans la source profonde de l'âme nationale, comme un chêne qui tire ses forces vitales de sa terre natale. Il ne prend pas des motifs populaires seulement pour les revêtir d'une forme finie et leur prêter une expression artistique, mais il crée, comme Chopin, ses thèmes de toutes pièces, tels qu'ils chantent, pleurent et dansent, comme un violon de village chante, pleure et fait danser. C'est l'âme nationale qui, filtrée par le cœur d'un génie, exprimée au moyen d'une mélodie et d'une harmonie subtiles et sublimes, revient au peuple, pour le rendre plus noble et plus fort. [...] En écoutant sa musique, nous devons sentir les pulsations de cette bonté surhumaine, les battements de ce cœur de la Pologne. »