Photographie de Paderewski dans un fauteuil, le regard inquiet, prise par Ed. Nogueira le 5 octobre 1940 à Evora, au Portugal, en attendant d'embarquer pour les Etats-Unis
Photographie de Paderewski dans un fauteuil, le regard inquiet, prise par Ed. Nogueira le 5 octobre 1940 à Evora, au Portugal, en attendant d'embarquer pour les Etats-Unis
Photographie de Paderewski dans un fauteuil, le regard inquiet, prise par Ed. Nogueira le 5 octobre 1940 à Evora, au Portugal, en attendant d'embarquer pour les Etats-Unis
N° d'inventaire:
PAD-1940-10-05-EVORA-PORTUGAL-NOGUEIRA
Type:
tirage original signé
Auteur:
© Ed. Nogueira, Evora (Portugal)
Date:
5 octobre 1940
Source:
coll. Musée Paderewski, Morges

Après quarante et une années de résidence en Suisse et à près de quatre-vingts ans, Paderewski décide de poursuivre aux Etats-Unis le combat pour sa Pologne à nouveau envahie – combat devenu difficile à mener en pays neutre. Il quitte Riond-Bosson le 23 septembre – après y avoir enregistré ses fameux adieux à la Suisse radiodiffusés le 29 – et joint New York début novembre via le Portugal, après une traversée périlleuse de la France occupée et de l'Espagne franquiste. Il ne reverra plus le Vieux Continent et s'éteindra à New York le 29 juin 1941.

Le départ romanesque de Paderewski pour l'Amérique évoque à Werner Fuchss (diplomate et biographe de Paderewski – Editions Cabédita, Yens-sur-Morges, 1999) celui d'un autre musicien d'Europe de l'Est: Béla Bartók.

«Originaires tous deux de pays de l'Est européen, pour eux l'ennemi numéro un était le national-socialisme. La tension politique et l'atmosphère, même dans le domaine culturel, leur étaient devenues insupportables. Bartók craignait la soumission complète de sa patrie à la puissance conquérante. Il avait vu avec stupeur l'Anschluss de l'Autriche et avec horreur le calvaire de la Pologne. Puis était survenue la chute de la France, rendant Hitler pratiquement maître de toute l'Europe. Bartók partit en octobre 1940 de Budapest et son voyage s'effectua par la Yougoslavie, l'Italie du Nord et la Suisse. Le 14 octobre il fit ses adieux à ses amis suisses. Un service de transport entre Genève et Lisbonne, organisé par l'agence Danzas, le prit en charge ainsi que son épouse. Le voyage en autocar à travers la France et en train à travers l'Espagne dura quatre ou cinq jours.

«Paderewski avait quitté la Suisse le [29] septembre déjà et se trouvait à Lisbonne depuis le 8 octobre. Ses arrêts forcés en Espagne avaient prolongé son voyage de plusieurs jours. Les deux artistes se sont donc trouvés en même temps au Portugal. Ils auraient pu se rencontrer. Paderewski se reposait à Estoril en attendant son départ pour New York, tandis que Bartók était obligé de continuer son voyage aussi rapidement que possible.

«Etant donné la pénurie des moyens de transport, on avait institué pour les voyageurs un système de priorités. Les ambassades alliées donnaient des permissions d'embarquement sur les bateaux et les avions américains qui, étant neutres, pouvaient faire le trajet Lisbonne-Amérique et retour à une cadence d'un voyage par semaine. Les bateaux étaient munis d'un sauf-conduit allemand, les protégeant des attaques des sous-marins. Paderewski, ne désirant pas traverser l'Atlantique en avion, a dû attendre le départ d'un bateau de l'American Export Line. Bartók pouvait invoquer le fait qu'il avait un contrat pour donner un concert à New York le 3 novembre, et une première priorité lui fut accordée. Paderewski, vu son âge et bien qu'il fût porteur d'un passeport diplomatique, ne pouvait invoquer aucune hâte particulière pour son voyage, qu'il désirait en outre effectuer avec sa suite de cinq personnes. Bartók put donc s'embarquer le lendemain de son arrivée à Lisbonne sur l'Excalibur. Paderewski partit une semaine plus tard sur l'Excambion. Tous les deux firent le voyage sans complications.

«Bartók et Paderewski avaient beaucoup d'amis en Suisse. Ils ont cependant décidé de ne pas rester dans ce pays hospitalier, qui les aurait gardés comme des hôtes estimés et honorés. Ils craignaient pour la sécurité de la Suisse et redoutaient que ce pays ne pût rester en dehors du conflit. Tous deux et chacun à sa manière ont exprimé leurs sentiments envers leurs amis suisses. […] Bartók, dans une lettre d'adieux adressée le 14 octobre de Genève à Paul Sacher à Bâle, exprime la même pensée et la même crainte [que Paderewski dans son allocution radiodiffusée du 29 septembre]: «Que votre pays puisse être protégé contre les bottes qui menacent de l'écraser…» […]

«Paderewski a subi divers contretemps en Espagne. Son voyage a été interrompu à deux reprises. D'abord à Barcelone, où les services de police ont trouvé que M. Strakacz n'avait pas tous les permis requis; puis à Saragosse, où d'autres formalités ont été prétexte à un nouvel arrêt. On a tenté par des intrigues politiques d'empêcher Paderewski de quitter l'Europe. Le ministère allemand des Affaires étrangères avait, en effet, prié son ambassade à Madrid d'user de son influence pour obtenir si possible que Paderewski et sa suite soient retenus en Espagne. Paderewski peut faire avertir l'ambassade des Etats-Unis à Madrid de ses difficultés, la presse diffuse la nouvelle en Europe et outre-mer, et la démarche allemande avorte. À ce moment-là d'ailleurs, le gouvernement espagnol n'avait plus à tenir compte des conseils nazis et d'autre part le gouvernement de Washington a fait savoir à Madrid que Paderewski était attendu aux Etats-Unis et que le président Roosevelt s'intéressait personnellement à son sort. C'est ainsi que l'ancien président du Conseil polonais, après trois ou quatre jours d'arrêt à Saragosse, a pu continuer ses pérégrinations vers Madrid et le Portugal.

«Bartók, qui avait entendu parler à Lisbonne des péripéties du voyage de Paderewski, a envoyé à son fils à Budapest ses impressions dans une lettre datée du 27 octobre 1940: “[…] l'Espagne est devenue un pays terrible; elle semble vouloir effrayer les étrangers qui s'y rendent. On a arrêté Paderewski et on l'a retenu pendant trois semaines, parce qu'il a enfreint une ordonnance quelconque en vigueur. Un pauvre homme de 80 ans!” C'est ainsi que se font les légendes, qu'on donne aux aventures d'hommes célèbres presque l'ampleur d'un drame.»