Lettre adressée (en polonais) par Hélène Gorska à Paderewski, en Galicie (?), de Paris le 11 septembre 1889 (6-7)
Lettre adressée (en polonais) par Hélène Gorska à Paderewski, en Galicie (?), de Paris le 11 septembre 1889 (6-7)
Lettre adressée (en polonais) par Hélène Gorska à Paderewski, en Galicie (?), de Paris le 11 septembre 1889 (6-7)
Lettre adressée (en polonais) par Hélène Gorska à Paderewski, en Galicie (?), de Paris le 11 septembre 1889 (6-7)
Lettre adressée (en polonais) par Hélène Gorska à Paderewski, en Galicie (?), de Paris le 11 septembre 1889 (6-7)
N° d'inventaire:
GORSKA-HELENE-1889-09-11
Type:
original
Date:
11 septembre 1889
Source:
coll. Musée Paderewski, Morges

Traduction française (du Dr. J. A. Konopka, Genève): «J'ai bien fait d'avoir résisté à l'envie de quitter immédiatement Paris. Cela m'aurait rendue encore plus triste et solitaire… Mais ce n'est pas cela qui me chagrine en ce moment et ce n'est pas, non plus, à cause du vain espoir de pouvoir passer quelques instants de bonheur désiré – non. Ce qui me tourmente et chagrine c'est l'état de ta santé et, encore davantage, celui de ton âme que je trouve malade…

»Mon enfant, aie pitié de toi et de moi, prends soin de toi – fais une cure et, ce qui est plus important encore, essaie de maîtriser ta triste humeur, car bien qu'elle ne soit nullement justifiée, elle te tourmente et détruit.

»Tu m'as promis de suivre un traitement médical, promis de prendre des douches froides. Est-ce que tu tiens ces promesses? Dis-le moi, mon chéri.

»C'était mal fait que tu ne te sois pas complètement reposé. C'était également mal fait que je ne t'aie pas forcé à venir ici pour quelques semaines au moins. Tu aurais pu travailler ici à ta guise et te serais senti plus gai et en meilleure santé.

»Mon Dieu, ce que tu me fais des soucis, petit Ignace. Comme tu me réduis au désespoir à cause de ta manie concernant tes cheveux. C'est certainement une maladie.

»De nos jours, tout le monde perd des cheveux en masse. Moi-même, j'en perds des poignées toutes pleines. Chez Wladek [Ladislas Gorski, mari d'Hélène], bien qu'il en ait si peu, les cheveux tombent constamment sur son veston. Et toi, qui en possèdes une immense quantité depuis des années, tu déplores chaque petit cheveu tombé comme s'il s'agissait de la perte d'un être aimé. Toi, à qui Dieu a donné le génie, toi, conscient de ton ascendant sur les humains par sa grâce, toi, comment peux-tu gaspiller tes forces et ta santé en déplorant la perte imaginaire de ta chevelure! Et ceci seulement parce que tu crains d'avoir moins de chances auprès de la foule des femmes stupides. Tu dois avoir honte, cela n'est pas digne de toi, de ton âme sublime et grande. C'est une idée maladive, dont tu dois te débarrasser si tu ne veux pas devenir un maniaque ou un simple coquet.

»Travaille et écris – et fie-toi à ce que Dieu veut. Et ne crains rien pour tes cheveux, tu en auras plus que de force dont tu as besoin pour ton travail, si tu continues à déplorer leur condition. À cause de tes cheveux, tu feras craquer également tes nerfs. Cela ne vaut pas la peine d'être un génie pour paniquer à cause de la perte d'une poignée de cheveux, autant ou plus qu'une belle femme de 40 ans lorsqu'elle constate la présence d'une ride sur son visage.

»Tu te trompes, mon cher, si tu penses que ces femmes s'extasient sur ton extérieur. Pas du tout! Ce sont tes valeurs spirituelles qui les attirent. Berlioz était un vieillard de plus de 60 ans, édenté, et les jeunes filles l'adoraient jusqu'à désirer lui sacrifier leur vie. Reste seulement maître de toi, et toutes les femmes t'adoreront, même si tu deviens chauve. Mais, pourquoi je te dis tout cela, mon petit, alors que toi, si tu voulais vraiment être raisonnable, tu saurais parfaitement bien que toute cette crainte au sujet de ta chevelure n'est qu'une ‹mauvaise manie› comme ose l'appeler le ‹bonhomme en marbre› [Marmurek].

»Mon bien-aimé, tu sais bien que tes chers cheveux dureront aussi longtemps que l'auréole qui entoure ta sainte petite tête.

»Ne te fâche pas que je te gronde ainsi. Tu me connais, donc tu sais que si tu te tourmentes comme ça, sans raison, je suis prête à te battre. Prends seulement soin de toi, ma douce petite âme, je t'en supplie. Bois beaucoup de lait, du vieux vin, va te coucher tôt, ne travaille pas trop et tes cheveux seront ravissants. Quant à tes princesses – même des pierres finiront par tomber de côté et fondre complètement. Je suis même prête à prier Dieu de le faire, afin que tu trouves la paix en toi-même.

»Je suis si triste en ce moment, ma petite douce âme, et j'ai pleuré d'amertume en pensant au tourment dans lequel tu dois maintenant vivre, car la souffrance, qu'elle soit réelle ou imaginaire, cause la même douleur. Pourquoi mon amour pour toi ne peut-il t'apporter aucun réconfort? Et moi, avec quelle joie donnerais-je ma vie pour t'apporter un peu de santé et de paix. Pourquoi et toujours pourquoi! Comme nous sommes impuissants même envers ceux que nous aimons tant.

»Tu me demandes, mon chéri, ce qu'il faut faire avec Fredzio [Alfred, le fils de Paderewski]? Tu connais à l'avance ma réponse: que les Kerntopf le cherchent au plus vite – et que tu trouveras un moyen pour l'emmener chez moi d'une façon ou d'une autre. Le garçon ne peut et ne doit pas rester plus longtemps à la campagne. C'est ton devoir de le retirer de là-bas. N'attends pas plus longtemps. Profite de ma bonne santé, de ma force et de mon désir sincère de m'occuper de lui. Fredzio sera heureux ici et moi aussi, je serai heureuse de m'occuper de ce gentil garçon et de pouvoir te montrer, bien que seulement partiellement, ma reconnaissance.

»Je pense que tu aimes le petit Waclaw [le fils d'Hélène et Ladislas Gorski] et je suis certaine qu'en cas de ma disparition tu t'occuperais de lui. Pourquoi n'as-tu pas la même confiance en moi?

»Nous avons deux enfants, mon chéri, et ce sera pour leur bien si nous les élevons ensemble. Ne retarde donc pas ta décision. C'est presque une calamité que Fredzio ne soit pas encore avec moi. Il apprendrait à parler [le français] et s'habituerait à moi. Si tu ne trouves personne pour l'emmener, Marmurek l'emmènera à mi-chemin à Berlin où je pourrais aller le chercher. Ou alors, sur ton chemin de retour de Galicie, tu pourrais l'emmener toi-même. Réfléchis à tout cela. Moi, je ferai toujours tout ce que tu désires. Ne le laisse pas trop longtemps chez les Kerntopf. Tu sais que là-bas ne règne pas une atmosphère convenable pour notre enfant. Tu ne peux pas t'imaginer combien je serai bonne pour le petit Fredzio. Il m'aimera beaucoup comme il t'aime également.

»Je suis ravie d'avoir reçu la médaille des ‹bonshommes en marbre› bien que je dois admettre que je suis avant tout heureuse pour toi.

»Merci pour les livres; ils sont ravissants et je m'en réjouis beaucoup. Excuse-moi de les avoir demandés, avec obstination et sans façon.

»Le jeudi 19, je rentrerai à Paris – Ks. 12 [?].

»Je t'embrasse de tout mon cœur. Ne sois pas abattu, ne te fais pas de souci. Tout ira bien. Je t'aime comme j'aime mon Dieu.»

*****

Paderewski fait la connaissance d' Hélène Gorska (1856-1934), née baronne de Rosen, alors qu'il vient de perdre sa première épouse et qu'il se retrouve seul avec un fils malade. Installée à Paris, elle est l'épouse de l'un des meilleurs amis de sa jeunesse polonaise, le violoniste Ladislas Gorski – qui a enseigné au Conservatoire de Varsovie de 1879 à 1881 avant de partir pour Berlin puis de s'installer à Paris, où il intègre l'Orchestre des concerts Lamoureux et se forge une excellente réputation de professeur. «Beaucoup plus jeune que son mari, Hélène Gorska, née baronne de Rosen, forme avec lui un curieux contraste», écrit le diplomate Werner Fuchss dans sa biographie de Paderewski (Yens-sur-Morges, Editions Cabédita, 1999). «Autant lui, brusque et bourru, joue, comme il le disait, à l'homme des bois, autant elle est fine et distinguée. Fort belle, très racée, extrêmement aimable, elle entretient dans son foyer une atmosphère d'intimité chaleureuse bien faite pour plaire à Paderewski. N'était-elle pas aussi l'amie de sa femme morte si prématurément en lui laissant un fils? Le chagrin du jeune veuf désemparé, le triste sort du bébé qui ne connaîtrait jamais sa mère, touchent profondément Mme Gorska qui avait un fils du même âge. Elle prend la résolution de s'occuper autant que faire se peut de l'orphelin, en même temps qu'elle tente de réconforter le père par ses témoignages d'affection.» Réciproque, cette affection devient rapidement de l'amour et Ladislas Gorski doit se résoudre à l'évidence: avec beaucoup de classe, il laisse Hélène procéder à Rome à l'annulation de leur mariage et épouser dans la foulée son ami d'enfance, célébré le 31 mai 1899 en l'église du Saint-Esprit de Varsovie. Gorski finira sa vie à Clarens, sur les bords du Léman, où il formera les frères Emile et André de Ribaupierre. Hélène Paderewska sera de son côté, pour son second mari, une épouse omniprésente jusqu'à sa mort en 1934, l'accompagnatrice infatigable de tous ses voyages – jusqu'à la Galerie des Glaces du Château de Versailles, où elle est l'une des rares dames à assister à la signature du Traité de 1919 –, sans oublier la maîtresse énergique et généreuse de Riond-Bosson.