Lettre adressée par Camille Mauclair à Paderewski, de l'Ile de Clarens (sur le Léman au large de Montreux) un lundi de 1910 (?) (7-8)
Lettre adressée par Camille Mauclair à Paderewski, de l'Ile de Clarens (sur le Léman au large de Montreux) un lundi de 1910 (?) (7-8)
Lettre adressée par Camille Mauclair à Paderewski, de l'Ile de Clarens (sur le Léman au large de Montreux) un lundi de 1910 (?) (7-8)
Lettre adressée par Camille Mauclair à Paderewski, de l'Ile de Clarens (sur le Léman au large de Montreux) un lundi de 1910 (?) (7-8)
Lettre adressée par Camille Mauclair à Paderewski, de l'Ile de Clarens (sur le Léman au large de Montreux) un lundi de 1910 (?) (7-8)
N° d'inventaire:
MAUCLAIR-CAMILLE-1910
Type:
original
Date:
1910 (?)
Source:
coll. Musée Paderewski, Morges

«Maître, je tiens à vous dire en hâte, partant demain pour l'Italie, combien je suis désolé de ne pouvoir vous revoir de suite, mais aussi combien je considère déjà comme un très grand bonheur d'avoir pu vous connaître, d'avoir rencontré votre sympathie. Il y a vingt ans que je vous admire, je n'eusse jamais cru vous rencontrer et encore moins avoir la joie de sentir entre nous une communion sur certaines idées. Cependant, cette communion existe: en un instant nous avons supprimé tous les préambules, toutes les vaines barrières d'amour-propre social qui retardent le contact des idées et je crois bien qu'en dix minutes de causerie précipitée j'en ai su autant sur votre âme et vos tendances qu'après des années de relations. Je peux même dire que jamais je n'ai éprouvé peut-être une télépathie aussi intense – et je suis parti comme en m'arrachant. Un peu du plus intime de moi-même est resté en cette maison où je n'ai pourtant fait que passer. Ma femme a éprouvé la même sensation à l'égard de Mme Paderewska dont le charme l'a captivée immédiatement. Nous avions trop peu de temps pour que l'on songeât même à oser vous parler musique; c'est une âme grave et très cachée que la hâte et une nombreuse assistance rendent silencieuse. Mais elle vous admire et vous aime déjà comme moi et nous voyons en vous Chopin ressuscité, c'est-à-dire un de nos dieux.

»Je rentre en fin septembre. Je vous enverrai un volume de poèmes parus depuis les Sonatines d'automne, puis, un peu après, mon livre La religion de la musique, où vous trouverez des choses qui vous plairont. J'y parle de la musique considérée comme dernière religion, comme élément magnétique, comme langage international, de la qualité du son en lui-même, de l'orchestre en tant que petit peuple isolé; de l'esthétique du lieu, du charme de la voix, de Schumann, Liszt, Moussorgski, Schubert, Franck, etc. Je crois que les cent premières pages de ce livre sont celles où j'ai enfermé le plus d'idées et d'hypothèses, dans l'amas de trente-cinq volumes que j'ai publiés depuis seize ans.

»Je pense revenir très vite en mars pour faire une série de conférences à Genève, Lausanne, Neuchâtel et Berne, le projet m'intéresse, et c'est aussi une façon de gagner ma vie, car, ceci en passant, ma femme et moi n'avons exactement rien que ce que je gagne avec ma plume, et comme je méprise l'arrivisme et reste indépendant en tout, j'y gagne l'estime d'une élite mais l'argent va à ceux qui se vendent… Je ne pourrais vous voir qu'un jour, en mars, si vous étiez à Morges. Mais en tout cas je viendrai du 19 juillet au 19 août vivre à Lausanne, c'est absolument sûr, le pays est exquis et la vie si peu coûteuse! Et alors là, comme nous pourrons causer, comme je serai heureux de parler avec vous de toutes ces choses divines et inactuelles qui nous passionnent!

»Mais cela fait un an. D'ici là, maître, cet hiver, ne pourrions-nous vous revoir? Du 19 octobre à Noël je ne bougerai pas de Saint-Leu-Taverny (Seine-et-Oise), le petit pays où je demeure, ayant horreur de Paris, où je vais seulement pour mes affaires. Si vous y étiez en cette période, sur un mot de vous rien ne serait plus aisé que de vous rejoindre où et quand vous voudriez. Après, je crains de devoir aller à Nice jusqu'en mars. Mais d'octobre à Noël tâchons de nous revoir, voulez-vous? Je vous donne encore mon adresse: ni rue ni numéro, à vingt-cinq minutes de Paris, juste assez pour me protéger des snobs et des trafiquants qui font de nos vocations une carrière…

»Je vous prie d'excuser la hâte et la longueur de cette lettre. Je suis plein de pensées, de presciences et de souvenirs qui se pressent en moi et je sens en même temps la vanité de prétendre vous faire comprendre en une lettre tout ce qui me porte vers vous depuis les années lointaines où, jeune étudiant perché à l'amphithéâtre des concerts, je vous voyais, pâle de génie et de gloire, jouer comme vous seul pouvez le faire. Je vous prie de dire à Madame Paderewska et à Mademoiselle votre nièce, qui est charmante, notre souvenir respectueux et cordial et je vous redis combien nous vous aimons. Camille Mauclair.

»Madame Chartran vous envoie ses amitiés bien vives.»

Poète, romancier et critique littéraire français, disciple de Stéphane Mallarmé, Camille Mauclair (1872-1945) compte parmi les meilleurs historiens du symbolisme. Son opposition aux mouvements d'avant-garde et surtout son antisémitisme virulent (qui le conduit à frayer avec le gouvernement de Vichy jusqu'en 1944 – il n'échappera à la justice qu'en mourant le 23 avril 1945) jettent malheureusement un voile sombre sur la postérité de son œuvre. On y trouve pourtant des pages lumineuses, comme celles dans lesquelles il pourfend le mercantilisme en train de gagner le marché de l'art, ou celles qu'il dédie à la musique. En amateur inconditionnel de Wagner, il y témoigne d'une connaissance très fine de sa pratique. Trois de ses poèmes ont été en outre mis en musique par Chausson.

L'Ile de Clarens (aussi appelée Ile de Salagnon), d'où il écrit, se situe devant le port du Basset, sur la commune de Montreux. D'abord ouverte au public, l'île a été rachetée en 1900 par le peintre français Théobald Chartran, qui y fait construire une villa blanche de style florentin, où il donne de nombreuses fêtes assorties de feux d'artifice grandioses; on y rencontre des hommes politiques tels Alexandre Millerand ou Louis Barthou et des personnalités comme le milliardaire américain Henry Clay Frick. Après son décès en 1907, son épouse continue manifestement à recevoir au début des années 1910.