Lettre adressée par Helen Keller à Paderewski, de Wrentham (Massachusetts) le 24 septembre 1915
Lettre adressée par Helen Keller à Paderewski, de Wrentham (Massachusetts) le 24 septembre 1915
Lettre adressée par Helen Keller à Paderewski, de Wrentham (Massachusetts) le 24 septembre 1915
Lettre adressée par Helen Keller à Paderewski, de Wrentham (Massachusetts) le 24 septembre 1915
Lettre adressée par Helen Keller à Paderewski, de Wrentham (Massachusetts) le 24 septembre 1915
N° d'inventaire:
KELLER-HELEN-1915-09-24
Type:
original
Date:
24 septembre (1915?)
Source:
coll. Musée Paderewski, Morges

«Dear Mr. Paderewski, I am sending you a check to help relieve the sufferings of the people of Poland. I have a great tenderness for the sorrows of your people. The treatment they have received at the hands of despotic neighbors is the wickedest and most enormous crime of modern times. Since childhood my imagination has been thrilled by the courage and fortitude of that cruelly tried people, and I have wondered at the splendid patience with which they have again and again striven to reclaim their war-wasted land. What must be their feelings today when they see their beloved land once more ravaged by war! It is so much harder to live for one's country, fighting day by day against terrible conditions of life with the labor of one's hands, than to die suddenly on the battle-field!

»I am overwhelmed with despair when I think how the roar of cannon and the blood-mists that rise from the battle-fields and trenches obscure the wrongs and sufferings of the peoples. I have a burning desire to do something, and all the time I know I can do nothing but hold out a helping hand here and there when some one else tries to alleviate suffering in the world crammed full of misery.

»I have long known about you and your wonderful music. Years ago, in New York, a mutual friend, the daughter of M. Mason (I forget her married name), gave me a beautiful bust of you, which I have always kept in my study, and which I often touch with loving hands. What wonderful hands you must have – hands that fill the world with beautiful sound and stir sweet thoughts in the souls of men! Immured as I am in a perpetual silence, I, too, know the delight of music. I feel it with my body, and my soul kindles and soars as the notes come rippling through my fingers when some one in your country – a child perchance, or an old man bowed with years and many sorrows, I am, with cordial greetings, sincerely yours.»

Traduction de Werner Fuchss:

«Je vous envoie un chèque afin d'aider à soulager les souffrances du peuple de Pologne, écrit-elle. J'ai une grande compassion pour les malheurs de vos compatriotes. Le traitement qui leur a été infligé par des voisins despotiques est le plus grand crime des temps modernes. Depuis mon enfance, mon imagination a été saisie par le courage et la force d'âme de ce peuple si éprouvé, et je suis dans l'admiration devant la persévérance avec laquelle il s'est remis plus d'une fois à défricher ses champs ravagés par les combats. […] Depuis longtemps, je vous connais, ainsi que votre merveilleuse musique. Il y a plusieurs années, à New York, une amie commune, la fille de M. Mason, m'a donné un beau buste vous représentant. Je le garde toujours dans ma chambre de travail et je le touche avec des mains pleines d'affection. Que vous mains sont merveilleuses – des mains qui remplissent le monde de sons magnifiques et qui suggèrent à l'âme humaine des pensées de douceur. Bien que je sois emmurée dans un silence perpétuel, je connais, moi aussi, la joie de la musique. Je la sens avec mon corps, et mon âme s'enflamme et s'élève avec les notes qui viennent déferler, au travers de mes doigts, lorsque qu'un joue pour moi du violon ou du piano. Espérant pouvoir aider quelqu'un dans votre pays – peut-être un enfant, ou un vieillard courbé par l'âge et les chagrins, je vous salue très cordialement. Helen Keller. Wrentham, Massachusetts.»

Helen Keller (1880-1968) est une écrivain, conférencière et activiste politique américaine, première sourde et aveugle à décrocher un Bachelor of Arts (au Radcliff College de Cambridge dans le Massachusetts, grâce à l'aide financière du magnat de la Standard Oil Henry Huttleston Rodgers, obtenue par un admirateur nommé… Mark Twain!) D'origine suisse par son père, elle compte parmi ses ancêtres le premier professeur pour sourds de l'histoire, actif à Zurich. Elle bénéficie pour sa part de l'aide d'Anne Sullivan, qui demeurera à ses côtés durant près d'un demi-siècle, d'abord professeur, puis gouvernante et finalement compagne de vie. Personnalité résolument optimiste, elle s'engage sur de nombreux fronts: suffragette, pacifiste, elle est une militante socialiste de la première heure, fréquente Graham Bell, Mark Twain et Charlie Chaplin, rencontre tous les présidents américains de Grover Cleveland à Lyndon B. Johnson (qui lui décerne la prestigieuse «Presidential Medal of Freedom» en 1964). En 1980, à l'occasion du centenaire de sa naissance, le président Jimmy Carter déclare le 27 juin «Helen Keller Day». Sa maison natale de West Tuscumbia, dans l'Alabama, est aujourd'hui un musée à sa mémoire, tandis que de nombreuses villes autour du monde (comme Zurich) ont donné son nom à des rues.

Cette lettre adressée à Paderewski au moment où la Pologne (rayée de la carte depuis un siècle et demi) se retrouve à nouveau au cœur de la folie guerrière, témoigne à la fois de la grande empathie d'Helen Keller pour les misères du monde et en particulier de ce pays qui n'est pourtant pas le sien, et d'une sensibilité étonnante pour la musique de la part de quelqu'un qui n'entend pas – des mots proprement magnifiques pour décrire sa façon de ressentir les sons dans son corps!