Lettre adressée par Hélène Bibesco à Paderewski, de Benfeld (Alsace) le 3 juillet 1889
- N° d'inventaire:
- BIBESCO-HELENE-1889-07-03
- Type:
- original
- Date:
- 3 juillet 1889
- Source:
- coll. Musée Paderewski, Morges – don de Mme Bettine von Ghechy
«Que voulez-vous, mon cher confrère, on n'est pas parfaite! On croyait l'être – on s'imaginait dans la confiance tranquille d'un orgueil longtemps invulnérable que l'on était prête pour le ciel où les anges préparaient leurs plus doux accords pour accueillir avec enthousiasme leur sœur exilée; et puis un beau matin (ne précisons pas, j'ai horreur de la précision) on se réveille sur terre et l'on constate avec angoisse, en latin, pour ne pas rougir en français, femina sum, humani nihil a me alienum puto! [je suis femme («homme» dans la locution originale) et rien de ce qui touche un homme ne m'est étranger!]
»De là un flot tumultueux de pensées contradictoires, dont la profondeur voilée n'a pas échappé à votre lumineuse perspicacité. S'il y a eu faiblesse de ma part je m'en félicite, car j'en ai été délicieusement récompensée; la vertu, vous le savez, ne l'est jamais ici-bas.
»Comment, on vous oblige encore et toujours à être pianiste?! Eh bien, je vous le jure, si j'avais été là, j'aurais eu cette héroïque supériorité sur vos nombreuses amies parisiennes, de ne pas vous demander une note de musique. Je vous aurais fait les honneurs de cette merveilleuse Exposition [universelle de Paris] et de ses inépuisables surprises, je vous aurais nourri, eussé-je dû pour cela aller moi-même dépouiller la forêt de Fontainebleau des plus beaux champignons qui poussent au pied de ses arbres centenaires, et pour vous délasser; le soir, j'aurais demandé à [Jules] Lemaître de venir nous lire quelques-unes des belles pièces qu'il a en portefeuille et que les directeurs de théâtre lui refusent, sans doute pour ne pas offusquer la banalité vulgaire et triomphante. J'espère après tout cela que vous allez me regretter un brin (tout seul, sans l'aide de ma belle-sœur!) Je sais bien que ces regrets n'iront pas jusqu'à vous rendre malheureux, et moi ils me feront plaisir, quels qu'ils soient.
»Je connais une plage hollandaise vraiment rustique, déserte et silencieuse, et, chose rare, enguirlandée de verdure et d'ombre – elle s'appelle Domburg près Middelburg et n'a encore été découverte que par quelques géographes de bonne volonté et moi qui suis une sauvage. J'en connais une autre par mon amie Mad. Bocher qui y a passé deux étés parfaitement seule parmi des paysans et des pêcheurs – Préfailles en Normandie. Je crois que vous pouvez, pour un temps, vous passer à merveille ‹de nos affreux semblables› et je le souhaite ardemment. Surtout ne croyez pas que ce soit par égoïsme, quoiqu'à vrai dire je ne serais pas fâchée de vous éloigner de toutes les rivales que vous m'énumérez et contre lesquelles je ne puis, hélas, plus me défendre!
»En tout cas faites-moi savoir par cygnes ou autrement quel est l'endroit privilégié qui aura la gloire de tremper et retremper votre Muse endolorie!
»Je m'arrête… aussi bien pourrais-je continuer longtemps encore!
»Mon mari, très touché de votre lettre, n'a consenti à me la céder qu'après de longues explications.
»Mes fils me chargent de leurs meilleurs souvenirs.
»Pour moi je ne trouve pas de formule – je vous laisse le soin d'en imaginer une… Vous savez, n'est-ce pas, que vous pouvez compter sur mon invariable amitié.»
Née Elena Costache Epureanu, la princesse Hélène Bibesco (1855-1902) est une personnalité centrale de la vie artistique parisienne de la fin du 19e siècle. Fille d'un président du Conseil de Roumanie et épouse du prince Alexandre Bibesco (fils cadet du hospodar de Valachie Georges Bibesco), elle se distingue par ses dons de pianiste. Elève du Conservatoire de Vienne puis d'Anton Rubinstein, elle suscite les louanges de Liszt. Elle s'installe à Paris lorsqu'arrive au pouvoir en Roumanie un parti opposé à la famille Bibesco. À l'image de celui de sa belle-sœur, Rachel Bibesco Bassaraba – princesse de Brancovan, muse de Paderewski et mère de l'écrivain Anna de Noailles –, son salon accueille les plus grands peintres, écrivains et musiciens de son époque. Ses fils, les princes Emmanuel et Antoine Bibesco, sont des intimes de Marcel Proust. Son abondante correspondance avec Paderewski témoigne d'une complicité certaine avec le jeune et séduisant pianiste.