Lettre (avec enveloppe) adressée par le général Henri Guisan, commandant en chef de l'armée suisse, à «Monsieur le Président Paderewski» à Riond-Bosson, du quartier général de l'armée le 6 juillet 1940
- N° d'inventaire:
- GUISAN-1940-07-06
- Type:
- original
- Date:
- 6 juillet 1940
- Source:
- coll. Musée Paderewski, Morges
1939. Deux décennies seulement après le désastre de la Grande Guerre, l'acier et la poudre déferlent à nouveau sur la Pologne. Un Comité de secours est recréé et Ignace Paderewski est une fois de plus sur le pont: baptisé «Pro Polonia», il voit le jour à Fribourg. C'est l'heure tragique de la déroute de l'armée française et du repli sur la Suisse de la deuxième division polonaise combattant sous les ordres du général Prugar-Ketling. Le 22 juin 1940, soit quelques semaines avant son départ pour l'Amérique et malgré le poids de ses quatre-vingts ans, Paderewski tente d'atténuer la douleur de l'internement en lançant un appel au général Guisan. «Les paroles ne suffisent pas pour exprimer ma profonde gratitude pour le bienveillant accueil offert par les autorités militaires et civiles ainsi que par le peuple helvétique aux officiers et soldats polonais que les tristes événements ont forcé de chercher refuge sur votre sol hospitalier. Dans ces circonstances douloureuses, seule l'attitude pleine de dignité de nos troupes qui, disciplinées et en formations régulières, leurs chefs en tête, ont franchi la frontière, peut donner lieu à une consolation.»
La réponse du général Guisan ne tarde pas: elle intervient le lendemain déjà et doit avoir assurément apporté un peu de baume au cœur de l'ardent octogénaire. «Votre lettre du 22 juin m'a touché par les nobles sentiments qui l'inspirent et, notamment, par l'attachement fidèle dont elle témoigne à l'endroit de la Suisse, écrit le militaire. J'ai pu apprécier moi-même la discipline et la belle tenue des troupes polonaises et je suis heureux à l'idée qu'elles ont reçu, dans notre Armée et en général dans le Pays, un accueil digne d'elles et de leur douloureux destin. Quant aux suggestions que vous formulez à propos du maintien des cadres à la troupe et du travail qu'il conviendrait d'assurer à celle-ci, je suis entièrement d'accord, et je donne des ordres dans ce sens. Je vous remercie, entre autres, d'offrir, en plein accord avec le Général commandant la deuxième division polonaise et S.E. Monsieur le Ministre Lados, la main-d'œuvre qui, suivant les circonstances, pourra être si précieuse à notre pays. Quant à votre troisième suggestion, celle de faire interner en Suisse romande tout ou partie des troupes polonaises, sa réalisation dépendra, justement, des possibilités de travail. Voulez-vous me permettre, Monsieur le Président et cher Monsieur, de vous exprimer, une fois de plus, mes sentiments de fidèle sympathie et de la plus vive considération.»
*****
Réponse de Paderewski le 1er juillet, suivie le 6 de cet état des lieux des plus étoffés transmis par le Commandant en chef de l'armée suisse depuis son quartier général:
«Monsieur le Président, dans votre lettre du 1er juillet, vous avez attiré mon attention sur le cas d'officiers et de soldats de la première division polonaise: ‹Certains d'entre eux,› m'écrivez-vous, ‹ont réussi à se procurer des vêtements civils, et, malgré la vigilance des gardes-frontière, à arriver en Suisse dans la région de Porrentruy. Ils ont été refoulés vers les postes allemands qui les ont arrêtés, et, après un jugement sommaire, ils ont été fusillés.›
»Au reçu de cette nouvelle, j'ai, comme il était naturel, ordonné une enquête immédiate, dont les résultats me sont enfin connus.
»Voici, d'une part, ce que m'écrivait à ce sujet, en date du 3 juillet, le commandant de la brigade occupant le secteur de l'Ajoie: ‹1° Tous les Polonais militaires ou militaires en civil qui ont été trouvés à l'intérieur du territoire suisse ont été acheminés sur le Château de Porrentruy et dirigés, de là, sur les centres d'internement. 2° Les Polonais civils ont été remis à la gendarmerie cantonale, qui les a dirigés sur Romont.›
»Voici, d'autre part, ce que m'écrivait, en date du 3 juillet, le commandant du corps de gardes-frontière de l'arrondissement intéressé: ‹1° Ces derniers jours, nos gardes-frontière ont refoulé les personnes suivantes: le 26.6.40, à 1100 h., au poste de Bure, 1 sous-lieutenant et 10 hommes; le 1.7.40, à 2000 h., au poste de Damvant, 5 Polonais en uniforme; le 2.7.40, à 0730 h., au poste de Buix, 3 hommes en uniforme, 1 en civil, de la Légion polonaise. Toutes ces personnes ont été arrêtées par nos services à proximité de la frontière. 2° Le bruit a couru que les Polonais trouvés par les autorités allemandes seraient fusillés. Il ne nous a pas été possible d'avoir confirmation de ces bruits.›
»Le commandant de la brigade occupant le secteur de l'Ajoie ajoute, en commentaire à ce dernier rapport: ‹Il n'est pas exclu que les renseignements concernant les Polonais qui auraient été fusillés reposent sur des bruits sans fondement.›
»Je pense, Monsieur le Président, que votre alarme, elle, ne s'autorise pas de ‹bruits sans fondement›. Je vous serais donc très obligé de me fournir des indications, avec tous les détails possibles, sur le jour, le lieu et les circonstances auxquelles vous faites allusion.
»Comme vous le voyez, par les rapports ci-dessus, nos gardes-frontière ont actuellement l'ordre de refouler tous les hommes candidats à l'internement qui se présentent à la frontière (et non pas ceux qui seraient trouvés à l'intérieur du pays) depuis la cessation des hostilités. Mais, d'autre part, nos troupes, pas plus que nos gardes-frontière, n'ont pu obtenir la confirmation de la nouvelle d'après laquelle les Polonais, en civil, refoulés, auraient été fusillés. Je m'émeus, comme vous, du sort tragique qui aurait été réservé à vos compatriotes. Je suis donc prêt à étudier, d'accord avec le Département politique, le moyen d'ouvrir notre frontière aux officiers qui se trouveraient encore au-delà et qui chercheraient à se faire interner en Suisse. Cependant, afin que nous puissions les identifier, la condition sine qua non serait que ces militaires se présentent en uniforme. En effet, si ce n'est pas le cas, nos troupes et nos gardes-frontière ne pourraient les distinguer de tous les éléments troubles qui cherchent à se faufiler sur notre territoire et que nous sommes décidés à refouler.
»Comme vous le voyez, je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour réserver à vos malheureux compatriotes l'accueil empreint d'humanité qui est dans la tradition de la Suisse. Je ne manquerai pas de vous tenir au courant des faits nouveaux que je pourrais apprendre à ce sujet. Je vous serais reconnaissant d'en faire autant de votre côté.
»Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma considération la plus dévouée et sympathique.»