Copie carbone de la lettre (dactylographiée) adressée par Paderewski au maréchal Pétain, en juillet (?) 1940, par l'intermédiaire de Sylwin Strakacz
- N° d'inventaire:
- PETAIN-1940-07
- Type:
- original
- Date:
- juillet (?) 1940
- Source:
- coll. Musée Paderewski, Morges
1920. Rendu à la vie «civile» après une décennie presque exclusivement consacrée au sort de la Pologne, Paderewski ne quittera jamais de vue son pays retrouvé… et les 33 gouvernements qui se succéderont à sa tête jusqu'en 1939! En juillet 1920, à la demande expresse du premier ministre britannique Lloyd George, il est désigné délégué en chef de la Pologne auprès de la toute jeune Société des Nations, pour participer aux délibérations sur le conflit russo-polonais… mais doit jeter l'éponge rapidement face au cynisme du gouvernement qu'il représente. Il concentre alors son action sur la résistance extérieure. En février 1936, il réunit plusieurs chefs de l’opposition polonaise pour tenter de former un front uni face aux militaires qui dirigent le pays d'une main de fer depuis le coup d'Etat du maréchal Pi?sudski dix ans plus tôt. Baptisé «Front de Morges», ce dernier ne représentera toutefois jamais une réelle menace pour le pouvoir en place. En 1939, la résistance continue. La Pologne occupée, Paderewski prend la présidence à Paris d'un gouvernement polonais en exil.
«Au printemps 1940 la guerre reprend son cours et la situation en Europe empire», écrit le diplomate Werner Fuchss dans sa biographie de Paderewski (Editions Cabédita, Yens-sur-Morges, 1999). «Au moment de la déroute de l'armée française, la 2e division polonaise, qui avait combattu en France sous le commandement du général Prugar-Ketling, se replie sur la Suisse où elle dépose les armes. Les officiers et soldats polonais sont internés. Paderewski prend contact avec eux et s'occupe de leur sort. […] La situation précaire de la Suisse en été et en automne 1940 n'échappe nullement à Paderewski et l'influence certainement dans sa résolution de quitter l'Europe. En juillet 1940 Paderewski se met en rapport avec le maréchal Pétain et le général Weygand à Vichy. Il les avait rencontrés avant la guerre et ressentait pour eux une grande estime. Ne pouvant pas se rendre lui-même en France, il y envoie M. Strakacz, afin de s'occuper, avec l'aide des autorités françaises, des Polonais, civils et militaires, restés en France. […] M. Strakacz fait part à Pétain de l'intention de Paderewski de se rendre aux Etats-Unis. Pétain est pessimiste quant à la défaite ultime des Allemands; par contre, il approuve le projet de départ pour l'Amérique: Paderewski pourrait y être très utile à la cause des Alliés. ‹Ils ont besoin de lui aux Etats-Unis. Je faciliterai son passage à travers la France. Dites à votre Président qu'il devrait partir. La Providence le veut ainsi. Dieu le protégera.›»
«Monsieur le Maréchal, mon cher et illustre Ami, le cœur endolori, mais plein d'admiration et d'amour pour la France héroïque je prends le courage de vous adresser ces quelques lignes.
»Je voulais vous écrire depuis longtemps déjà, depuis le moment même où, dans un geste des plus nobles et des plus généreux, vous vous êtes offert tout entier à votre patrie. Mais j'ai reculé devant la sécheresse d'un message téléphonique; aussi bien je n'ai pas voulu confier ma lettre à la poste.
»Je saisis donc la première occasion sûre – le départ pour Vichy de mon collaborateur intime et cher ami, Monsieur Sylwin Strakacz, notre ministre auprès de la Société des Nations, actuellement chargé d'une mission spéciale en France – afin de rendre hommage à Celui qui, aux titres multiples de son glorieux passé, peut ajouter aujourd'hui celui de père de sa patrie.
»J'ai respectueusement suivi votre activité dans ces heures graves, j'ai pleuré avec vous les malheurs qui se sont abattus sur votre noble et beau pays. Mon cœur a vibré à l'unisson avec le vôtre quand votre voix, empreinte de douleur, annonçait l'inévitable aux Français. J'ai frémi devant l'immensité des sacrifices à subir et devant l'effort surhumain à fournir pour le relèvement moral et matériel de votre grande nation; mais votre profonde foi dans la miséricorde divine, votre ferme conviction de grand chef qui sait où, et par quels moyens il va conduire son peuple vers un glorieux avenir, m'a rassuré.
»Votre voix inspirée a brossé devant mes yeux l'image de cette France nouvelle, purifiée par ses souffrances et régénérée grâce à son génie national, libérée une fois pour toutes des idées subversives, étrangères à son caractère, qui pendant de longues années se sont impunément infiltrées dans les esprits crédules.
»Le flambeau sacré de la France immortelle, ce feu ardent du patriotisme le plus élevé, dont la Providence vous a confié la garde et le maintien, éclairera les ténèbres de l'heure actuelle et conduira votre nation vers le brillant avenir qui l'attend.
»L'âge mûr nous donne un avantage inappréciable vis-à-vis des jeunes, celui de pouvoir juger les événements à leur vraie valeur et selon leur portée réelle. Détachés un peu des problèmes passagers qu'il est propre à la jeunesse d'exagérer, la sagesse acquise par une longue vie nous permet de contempler avec calme nos succès aussi bien que de faire face aux revers de la fortune. Tant de changements se sont produits devant nos yeux que nous savons bien que ce cycle perpétuel suit son cours et que, comme le dit le proverbe espagnol, ni le bien ni le mal ne durent cent ans.
»Ainsi, Monsieur le Maréchal, je suis des plus heureux de vous voir à votre tâche providentielle, celle de sauver et de rebâtir la France. […]
»Je connais les sentiments bienveillants qui vous animent envers mon pays si durement éprouvé – mon amour pour la France, je l'ai manifesté toute ma vie durant –, j'espère donc que les liens séculaires qui rattachent nos deux pays se resserreront toujours. Je souhaite que la communauté de nos aspirations et de nos idéaux, basés sur la civilisation chrétienne, continue à se développer dans le même esprit de compréhension et de confiance mutuelle.
»Les évènements ont contraint mon gouvernement à quitter le sol hospitalier de France. Je suis en mesure de vous assurer que la profonde reconnaissance pour l'inappréciable appui de notre cause, pour l'aide fraternelle fournie à notre armée, pour les maints témoignages de sympathie dont nos compatriotes furent l'objet pendant leur séjour en France, restera gravée à jamais dans les cœurs de tous les Polonais. Le sang de nos soldats a coulé une fois de plus sur les champs de bataille en France. Il a scellé une fois de plus le pacte d'amitié éternelle qui nous unit. Rien ne pourra lui porter atteinte ni ombrage.
»Des considérations d'ordre pratique, imposées par la situation, nous ont forcés de choisir une tactique qui diffère de celle adoptée par votre gouvernement. Je tiens à vous assurer que ce fait ne saurait aucunement influencer les sentiments et les relations d'amitié inaltérable qui unissent nos deux nations. Le gouvernement polonais a la ferme volonté de donner, à cet égard, des preuves concluantes. Je me permets d'exprimer l'espoir que votre gouvernement sera animé du même désir.
»Le sort des ressortissants polonais, restés en France, nous inquiète beaucoup. À part les soldats démobilisés et les personnes venues en France après le début de la guerre, un grand nombre de nos compatriotes y étaient déjà établis. Il faut autant que possible réduire leur chiffre dans la métropole. Il faut s'occuper de ceux qui ne peuvent pas regagner leur foyer en France, de ceux qui ne retrouveront pas leur travail. Il faut leur assurer une existence, les prendre en main, afin de ne pas les exposer aux menées subversives d'une propagande dangereuse.
»C'est de cette tâche de confiance que le général Sikorski vient de charger mon ami Strakacz. Je suis certain qu'il trouvera auprès des autorités françaises la compréhension et l'appui indispensables. Je lui donne une lettre personnelle pour le général Weygand, dans laquelle je prie ce dernier de bien vouloir recommander M. Strakacz aux autorités compétentes en les assurant de son profond attachement à la France et de sa parfaite loyauté.
»Je m'excuse, Monsieur le Maréchal, de cette longue lettre; pardonnez-moi d'avoir peut-être abusé de votre patience et certainement de votre temps précieux.
»Laissez-moi former les vœux les plus ardents pour vous-même et pour la France. Que Dieu Tout-Puissant daigne bénir votre œuvre, qu'Il vous donne les forces pour supporter le poids de vos responsabilités et qu'Il multiplie les fruits bienheureux de votre inlassable labeur.
»Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, l'expression de ma très haute considération profonde vénération.»